Enrique Pichon-Rivière Av. Santa Fe 1379,
Buenos Aires

Luc Vigne & Janine Puget

Faire avec ce qui excède, Pichon-Rivière vu d’aujourd’hui

Luc Vigne : Vous avez bien connu Pichon- Rivière pour avoir occupé le poste de secrétaire de l’association qu’il avait créée 1. 1 Première École Privée de Psychologie Sociale et Institut Argentin de Sciences Sociales Primera Escuela Privada de Psicología Social y del Instituto Argentino de Estudios Sociales (IADES) Comment vos liens à E. P.-R., à l’homme qu’il était, ont influencé votre parcours ? Comment ces liens résonnent en vous ?

Janine Puget. : Il est vrai qu’au fur et à mesure que le temps passe, ce n’est pas toujours le même passé auquel nous faisons référence et dont nous parlons. Il est évident que ma relation à Enrique Pichon-Rivière, probablement aujourd’hui, prend une autre importance qu’à une autre époque. Outre le fait d’avoir connu l’homme et le professionnel qu’il était (un psychiatre et un psychanalyste important), j’ai connu aussi sa famille en étant sa secrétaire. Une secrétaire connait toujours une autre partie de la vie des personnes, ce qui donne à cette connaissance d’E. P.-R. une autre valeur. Je me rends compte aujourd’hui, et sans l’avoir vraiment mesuré à ce moment-là, combien sa présence apportait à son entourage, qui participait aux réunions cliniques qu’ il organisait dans son institution que nous appelions la clinique Pichon-Rivière. C’était une clinique de soins. À ce moment-là, étant très jeune, je n’avais pas encore entrepris ma formation comme psychanalyste. Je travaillais à ses côtés, et j’ai donc appris comme ça, un peu par osmose, de la façon dont il prenait contact avec ses patients, ses collègues, avec les gens qu’il formait. Il écrivait peu, il n’y avait pas d’articles de lui. Ce sont les gens de son entourage qui ont écrit sur lui et qui retransmettaient avec leur accent personnel les leçons qu’il donnait. Aujourd’hui je me dis qu’il a peut-être ou probablement été le précurseur de la grande rupture qui devrait survenir dans la psychanalyse de nos jours, et qui je crois est en train de se produire, entre ce qui est de la métapsychologie freudienne (et de ses successeurs) – ce que nous en avons appris classiquement – et ce qu’il en est de la possibilité de faire entrer dans notre clinique ce que nous appelons le social, la subjectivité sociale. Pichon-Rivière a introduit un modèle de subjectivité sociale qu’on a qualifié alors de psychologie sociale. C’était un peu dégradant car il ne s’agissait pas vraiment de psychologie sociale mais, à cette époque, c’est ce que la collectivité psychanalytique a accepté comme dénomination par rapport à ce qu’il proposait de nouveau et qui ne pouvait être reconnu par cette institution comme psychanalytique. Nous avons alors appelé cela psychologie sociale et non psychanalyse. Le point de rupture introduit par Pichon a été d’affirmer que le sujet a quelque chose à voir avec le sujet social et que ce n’est pas exactement la même chose que le sujet dans son monde intérieur, que nous appelions le sujet individuel. Il a alors essayé d’inventer un modèle qu’il a appelé l’ECRO (Esquema conceptual, referencial y operativo, trad. SCRO, schéma conceptuel référentiel opératif), modèle sous forme de spirale dialectique contenant l’idée qu’en travaillant selon une logique particulière les transformations se feraient petit à petit par thèse-antithèse, en passant de l’individu à la famille, et de la famille au social. Il a par ailleurs à la même époque aussi révolutionné la possibilité d’être psychanalyste, la formation psychanalytique, en sortant, de son cabinet. Il allait dans les hôpitaux psychiatriques et organisait des groupes, ce qui était une énorme révolution, qui lui a valu d’être renvoyé des hôpitaux psychiatriques parce que cela créait du grabuge. Et, malgré tout, il a continué. Il est sorti de son cabinet et dans une petite ville d’Argentine il a réussi à réunir des gens pour faire des groupes qu’il appelait opérationnels, avec évidemment cette connaissance psychanalytique importante. Mais sortir de son cabinet et introduire d’autres dispositifs (à ce moment-là on ne parlait pas en terme de dispositif à la Foucault) ce n’était plus le cadre traditionnel. Il partait du principe que les gens vivent en groupe et que lorsqu’ils sont en groupe il se passe d’autres choses, ils ont d’autres possibilités de création. C’était pour moi une grande rupture que de donner au groupe le statut de psychanalyse (de groupe), mais les gens des sociétés psychanalytiques à l’époque n’ont pas voulu de cette appellation et ça ne s’est pas appelé psychanalyse mais psychologie, comme si là c’était moins grave. S’il s’agissait de psychologie, cela ne pouvait donc pas entraîner de changements ou de mouvements concernant la théorie psychanalytique. Grosso modo nous faisions quelque chose dans le genre mais qui n’allait pas bouleverser les grands piliers psychanalytiques sur lesquels nous nous appuyons. Pendant longtemps tous ceux qui, comme moi, ont introduit ou se sont occupés de politique et/ou du social n’ont jamais pu ébranler les piliers de la psychanalyse. C’était quelque chose d’autre dont il fallait nous occuper. À cette époque, une psychanalyste importante comme Marie Langer (1910-1987) qui menait des interventions dans les hôpitaux en Argentine, ou au Nicaragua, était ainsi perçue par la communauté psychanalytique en tant que femme politique militante qui intervenait mais non en tant que psychanalyste. L’intention de Pichon-Rivière a été d’introduire le politique et le social, ainsi que le culturel, dans le cadre de la métapsychologie psychanalytique, mais il n’a pas pu le faire. C’était cela qu’il visait le plus au travers de ses interventions pratiques.

L.V. : Enrique Pichon-Rivière a été un des premiers à parler de la notion de lien, cette notion qui est centrale aussi pour vous. Il parle moins de relation, vous aussi d’ailleurs. Quelle différence feriez-vous entre la relation et le lien ?

J.P. : Je pense que la notion de lien a été pour lui une première manoeuvre pour essayer d’ouvrir le cadre psychanalytique dans la mesure où Freud parle de relation, de relation d’objet. La relation d’objet renvoie purement au monde intérieur dans lequel l’autre est un objet, il n’est pas un Sujet, sinon un objet de la pulsion, des fantasmes, etc… On peut faire beaucoup avec cet autre objet dès qu’on construit moyennant des processus identificatoires. On connaît l’autre, le semblable en fonction du processus des 1 Première École Privée de Psychologie Sociale et Institut Argentin de Sciences Sociales Primera Escuela Privada de Psicología Social y del Instituto Argentino de Estudios Sociales (IADES) Av. Santa Fe 1379, Buenos Aires 53 D Luc Vigne & Janine Puget mécanismes qui tiennent, ou qui ont à voir avec les identifications possibles. Mais c’est ignorer l’autre en tant qu’autre, autre complètement autre, alter. Pichon ne parlait pas encore de l’altérité de l’autre mais il parlait quand même d’une réalité sociale qu’on ne pouvait pas réduire au monde intérieur et qui était d’une autre qualité. Je pense qu’à ce moment-là, sans peut-être le dire vraiment ou très clairement, il a posé que la notion de lien signifie que l’autre à la qualité d’alter. La notion de relation était pour lui trop proche de celle de relation d’objet. L’identification est toujours une manière de réduire la qualité autre de l’autre. Lorsque, par exemple, nous disons ça c’est exactement pareil que ce que j’ai senti, ou lorsque quelqu’un vous raconte quelque chose et que vous vous dites ah oui c’est tout à fait comme ça que je l’ai senti vous n’écoutez en fait pas l’autre, mais vous traduisez dans votre propre langage tout ce que l’autre vous apporte d’étranger. Je pense, pour cette raison, qu’il a préféré penser en terme de lien, terme qui, après, a été adopté par beaucoup d’autres (Wilfred Bion par exemple parle de lien, Donald Winnicott aussi), dont certains continuent d’ignorer la dimension de l’altérité de l’autre. Il y a toujours une portion d’altérité qui est réduite à du même, du semblable, lorsque nous pensons le lien seulement en tant que mise en activité des processus identificatoires. Nous nous sommes rendus ainsi au concept de lien à partir du chemin ouvert par Pichon-Rivière, mais différemment de lui. Sans se rendre compte de la force de ce qu’il était en train de semer, il a planté les premières possibilités pour que nous entreprenions ce que nous faisons aujourd’hui. Le concept de lien est propre surtout à Isodoro Berenstein et à moi-même, ainsi qu’à un autre chercheur qui s’appelle Julio Moreno et qui a aussi travaillé cette notion tel que nous le faisons, tel que je veux le faire aujourd’hui. Le lien, pour nous, est une entité qui est originale et qui tient compte de la différence entre la relation d’objet et la relation entre deux ou plusieurs Sujets. Là je parle de Sujet et pas d’Objet. Pichon-Rivière n’a pas dit les choses en ces termes, mais il a planté pour nous les E. P.-R. premières possibilités qu’il n’a pas pu développer beaucoup plus, ayant été mis à l’écart par les psychanalystes qui lui renvoyaient qu’il avait créé la psychologie sociale. C’est ma perspective clinico-théorique aujourd’hui.

L.V. : Enrique Pichon-Rivière a été un des premiers à parler de la notion de lien, cette notion qui est centrale aussi pour vous. Il parle moins de relation, vous aussi d’ailleurs. Quelle différence feriez-vous entre la relation et le lien ?

J. P. : Je pense que la notion de lien a été pour lui une première manoeuvre pour essayer d’ouvrir le cadre psychanalytique dans la mesure où Freud parle de relation, de relation d’objet. La relation d’objet renvoie purement au monde intérieur dans lequel l’autre est un objet, il n’est pas un Sujet, sinon un objet de la pulsion, des fantasmes, etc… On peut faire beaucoup avec cet autre objet dès qu’on construit moyennant des processus identificatoires. On connaît l’autre, le semblable en fonction du processus des 1 Première École Privée de Psychologie Sociale et Institut Argentin de Sciences Sociales Primera Escuela Privada de Psicología Social y del Instituto Argentino de Estudios Sociales (IADES) Av. Santa Fe 1379, Buenos Aires 53 D Luc Vigne & Janine Puget mécanismes qui tiennent, ou qui ont à voir avec les identifications possibles. Mais c’est ignorer l’autre en tant qu’autre, autre complètement autre, alter. Pichon ne parlait pas encore de l’altérité de l’autre mais il parlait quand même d’une réalité sociale qu’on ne pouvait pas réduire au monde intérieur et qui était d’une autre qualité. Je pense qu’à ce moment-là, sans peut-être le dire vraiment ou très clairement, il a posé que la notion de lien signifie que l’autre à la qualité d’alter. La notion de relation était pour lui trop proche de celle de relation d’objet. L’identification est toujours une manière de réduire la qualité autre de l’autre. Lorsque, par exemple, nous disons ça c’est exactement pareil que ce que j’ai senti, ou lorsque quelqu’un vous raconte quelque chose et que vous vous dites ah oui c’est tout à fait comme ça que je l’ai senti vous n’écoutez en fait pas l’autre, mais vous traduisez dans votre propre langage tout ce que l’autre vous apporte d’étranger. Je pense, pour cette raison, qu’il a préféré penser en terme de lien, terme qui, après, a été adopté par beaucoup d’autres (Wilfred Bion par exemple parle de lien, Donald Winnicott aussi), dont certains continuent d’ignorer la dimension de l’altérité de l’autre. Il y a toujours une portion d’altérité qui est réduite à du même, du semblable, lorsque nous pensons le lien seulement en tant que mise en activité des processus identificatoires. Nous nous sommes rendus ainsi au concept de lien à partir du chemin ouvert par Pichon-Rivière, mais différemment de lui. Sans se rendre compte de la force de ce qu’il était en train de semer, il a planté les premières possibilités pour que nous entreprenions ce que nous faisons aujourd’hui. Le concept de lien est propre surtout à Isodoro Berenstein et à moi-même, ainsi qu’à un autre chercheur qui s’appelle Julio Moreno et qui a aussi travaillé cette notion tel que nous le faisons, tel que je veux le faire aujourd’hui. Le lien, pour nous, est une entité qui est originale et qui tient compte de la différence entre la relation d’objet et la relation entre deux ou plusieurs Sujets. Là je parle de Sujet et pas d’Objet. Pichon-Rivière n’a pas dit les choses en ces termes, mais il a planté pour nous les premières possibilités qu’il n’a pas pu développer beaucoup plus, ayant été mis à l’écart par les psychanalystes qui lui renvoyaient qu’il avait créé la psychologie sociale. C’est ma perspective clinico-théorique aujourd’hui.

L. V. : Cette notion de lien est centrale pour vous dans votre oeuvre.

J. P. : Pour moi, elle est centrale oui, mais telle que je vous la décris aujourd’hui. Elle n’est donc pas comparable à ce que nous appelons relation d’objet, avec laquelle elle fait rupture. La relation d’objet a été développée par beaucoup de praticiens de groupe, de famille, de couple. Ils partent de la métapsychologie freudienne, ils la développent plus que Freud. Leur point de départ, ce sont les premières relations parents-enfants, qui se construisent chacune à leur manière face à ce qui pose problème, et ils développent ce que sont les premières relations d’objet, qui relèvent d’une autre catégorie que la relation Sujet-Sujet. Il n’y a donc pas rupture mais pourtant, par le simple fait d’ajouter une nouvelle catégorie, ça pose des problèmes pour donner une place à l’entité que j’appelle le Lien. Celle-ci doit cohabiter avec ce que nous connaissons comme le modèle évolutionniste qui, selon les conjugaisons possibles qui ont trait aux relations d’objet, pourra nous permettre de penser en termes de bonne ou mauvaise évolution. Ce que je dis, c’est que tout ça continue à guider une partie de notre pratique, mais qu’il se passe aussi d’autres choses qui introduisent une logique hétérologue à la logique du monde intérieur. Là, ça se complique ! Dans le fond je crois que, si Pichon-Rivière avait pu le dire à ce moment-là, mais il n’en avait pas la culture (il n’en était pas là), probablement qu’il en aurait fait plus en affirmant cela c’est aussi de la psychanalyse.